01 décembre 2012

Le livre noir de la Révolution Française (note de lectură) - I


Sous la direction de Renaud Escande

Les Editions du Cerf, Paris, 2008

Première partie. Les faits

I. La sécularisation des bien d’Eglise: signification politique et conséquences économiques (par Pierre Chaunu)

Talleyrand a proposé la confiscation des biens du clergé au profit des créanciers de l’Etat. La question qui dérangait était celle du droit de propriété, déclaré inviolable et sacré. C’est toujours Talleyrand qui a fourni la couverture juridique: seule est sacrée la propriété individuelle, la nation a souveraineté sur les corps existant en son sein.

Après le vote démocratique, les biens dits du clergé (en fait, de l’Eglise) sont confisqué par l’Etat, qui se charge de subvenir aux frais du culte et aux services publics assumés jusque-là par l’Eglise.

La confiscation des biens du clergé est à la fois un expédient financier, une manifestation d’anticléricalisme et une opération destinée à la destruction définitive des ordres.

La masse des biens confisqués (accumulation de mille ans) excède le volume du numéraire en circulation.

Comme l’Etat révolutionnaire ne perçait pas d’impôts, il fallait désigner une catégorie très étroite pour la spolier. On a choisi les riches et les clercs. Mais les biens volés étaient très insuffisants, et après vînt l’inflation, le plus injuste des impôts.


II. Le 14 juillet 1789: spontanéité avec préméditation (par Jean-Pierre et Isabelle Brancourt)

La foule qui a envahit la Bastille a bu le sang de la garnison. Cet acte va se généraliser durant les années suivantes pour les victimes de marque.

Contrairement à une légende tenace, la Bastille n’a pas été prise d’assaut par les émeutiers, elle s’est rendue.

Une thèse favorable à la Révolution parle de la spontanéité révolutionnaire dans la prise de la Bastille. L’historien Michelet, romantique, parle de l’intuition infaillible qui pousse le peuple irrémédiablement à son bien.

Une première hypothèse considère que la foule avait été poussé par la crise économique et la famine. Une deuxième hypothèse décrit le 14 juillet comme une insurrection contre « l’arbitraire monarchique ». Mais la Bastille ne contenait pas de victuailles (seulement deux sacs de farine!), et elle n’est devenu un symbole de la monarchie qu’après. Il n’y avait à l’époque que sept détenus: quatre faussaires, deux fous et le comte de Solages, seul à pouvoir être considéré comme « victime de l’arbitraire ».

La dernière hypothèse avancée par les tenants de la spontanéité du mouvement est celle d’une réaction de peur et d’autodéfense.

Parmi les thèses contre révolutionnaires on compte celle du complot orléaniste: le duc d’Orléans apparaît comme le centre d’un vaste complot tendant, non pas à la destruction de la royauté elle-même, mais à l’élévation du duc d’Orléans sur le trône, en remplacement de Louis XVI, dans le cadre d’institutions libérales à l’anglaise. On parle aussi d’un complot de la franc-maçonnerie contre la royauté de Louis XVI, vu que le duc d’Orléans était Grand Maître du Grand Orient de France.

Trois points frappent l’observateur:
a)      la démission des autorités;
b)      la responsabilité de l’Assemblée nationale née de l’insurrection politique du tiers état contre la monarchie et de la subversion des traditionnels états généraux;
c)      en juillet 1789 se met au point une véritable technique insurrectionnelle, celle des fameuses « journées révolutionnaires », une technique qui implique le recours à la peur comme ressort principal de l’action. Chaque fois que la légalité sera un obstacle à sa volonté, le peuple aura recours à l’insurrection, d’abord contre le roi, et, celui-ci éliminé, contre l’Assemblée elle-même.


III. Massacres du 10 août (par Ghislain de Diesbach)

Louis XVI a compris rapidement qu’il est condamné en tant que roi et bientôt comme simple citoyen. Il a refusé se défendre par faiblesse, mais n’a rien fait pour épargner un sort semblable à ceux qui lui étaient fidèles.

La garde suisse est massacré horriblement par la populace. Elle était censée protéger le roi, mais celui-ci contribue largement à leur triste sort. Il s’agit de presque 900 hommes (officiers et soldats). Cela a produit en Suisse un déplorable effet, inspirant aux familles des victimes une invincible répugnance à l’égard de la République française, issue d’une bain de sang, répugnance accrue par l’invasion de la Suisse en 1798.


IV. La révolution intermittente. Fragments intempestifs d’historiographie postrévolutionnaire (par Grégory Woimbée)

La Révolution « jacobine » fut le mythe d'une égalité censée produire, par la vertu généralisée, liberté et société et, voulant une réalité qui les produisit toutes (les libertés individuelles et collectives), elle célébra leur divorce. Le communisme estime que le
bonheur social légitime une trannie « de transition» et finit par préférer sa tyrannie au bonheur lui-même qu'elle est censée édifier; le libéralisme juge, au contraire, que le bonheur est médiatisé par une liberté d'indifférence et lui aussi finit par préférer le moyen à la fin.

L'épisode de la Terreur est la grande rugosité de la Révolution française. Pour les uns, elle est un dommage collatéral, un dérapage, une dérive, un accident intolérable dû à des circonstances elles-mêmes intolérables, une subversion de l'idéal ... pour les autres, elle
est le vrai visage de 1789, le mouvement de sa logique interne, une subversion par l'idéal.


V. Louis XVI et la Révolution de la Souveraineté – 1787-1789 (par Jean-Christian Petitfils)

Louis XVI n'a pas été seulement victime de la guillotine. Sa mémoire elle-même a été odieusement piétinée et son oeuvre assez largement travestie par les historiens. Des générations de manuels scolaires, en effet, se sont plu à dépeindre le dernier roi de l'Ancien
Régime sous les traits d'un homme imprévoyant, à l'intelligence bornée, prisonnier d'une éducation traditionaliste, passant son temps à chasser ou à forger des serrures. La Révolution aurait surpris ce benêt couronné, l'aurait bousculé dans ses certitudes d'un autre âge, le rendant incapable jusqu'aux dernières marches de l'échafaud de comprendre l'ampleur des bouleversements politiques et sociaux affectant son royaume.

Le dernier roi de l'Ancien Régime était un homme beaucoup plus complexe qu'on ne l'a présenté, difficile à saisir. On ne saurait pourtant nier son intelligence, sa vaste culture, son excellente mémoire, sa connaissance des langues étrangères, particulièrement de l'anglais. Passionné par la marine, la cartographie, les grandes découvertes, ce fut aussi un grand roi
scientifique.

L'homme avait ses défauts. Sans doute était-il desservi par une timidité maladive, un manque d'aisance en société. Il était susceptible, méfiant, secret. Ses silences déconcertants impressionnaient son entourage. Capable de bien comprendre une situation, il se révélait la plupart du temps inapte à arrêter une décision, tant il en mesurait et appréhendait les conséquences. D'où son caractère hésitant, influençable, faible pour tout dire. Paralysé dans l'action, il était enclin - malgré une opiniâtreté qui ne le rendait pas toujours facile à manoeuvrer – à subir l'influence de son entourage.

Tout au long de son règne, Louis tenta de mettre en place des réformes. Avec Turgot, il essaya une sorte d'absolutisme éclairé, se caractérisant par la libéralisation du commerce des grains, la sppression des corporations et des jurandes, le remplacement de la corvée par un impôt payable par tous. Avec le banquier genevois Jacques Necker, plus conservateur par certains côtés, il tenta de pratiquer un libéralisme aristocratique, fondé sur des économies budgétaires et la réforme des dépenses de la cour.

Louis XVI, avant la Révolution, voulait introduire une réforme fiscale basée sur le principe de l’égalité devant la loi. Il voulait fiscaliser aussi la noblesse. Il a fait l’erreur de convoquer le Parlement, institution exilée par Louis XV. Son projet de révolution royale et sociale, qui ambitionnait de moderniser l'État et le royaume, se heurta immédiatement à une vigoureuse opposition des privilégiés, crispés sur leurs droits acquis, déclenchant de la part des milieux  aristocratiques et ecclésiastiques une contre-révolution, qui prit la forme d'une fronde nobiliaire. C'est de cette vigoureuse contre-révolution qu'est née directement - la crise économique et financière aidant – la Révolution française.

Globalement, le peuple souhaitait une alliance entre la Couronne et le tiers état, contre les aristocrates. On peut penser que l'Ancien Régime aurait pu évoluer en douceur vers un nouveau régime, conduisant à la disparition de la société d'ordres. Au vieil absolutisme monarchique se serait substituée une monarchie constitutionnelle dotée d'une représentation permanente des peuples. De là sans doute serait née progressivement une monarchie parlementaire, qui aurait maintenu dans son principe - et c'est ce qui était important pour la stabilité de l'ordre public - la souveraineté royale. C'est ce qui était advenu à l'Angleterre
après sa Glorious Revolution de 1688.

Dans la passivité du pouvoir, incapable de proposer des réformes, le tiers état se proclame Assemblée nationale, au nom de la souveraineté du peuple. C’est ce décret qui constitue la véritable Révolution. À l'absolutisme monarchique, qui dans la réalité n'était qu'une fiction, compte tenu de la multitude des corps intermédiaires de l'Ancien Régime, se substituait l'absolutisme populaire, pouvoir fort, redoutable, détenteur de toute autorité, exécutive, législative et judiciaire, enclin par son origine comme par sa nature à la toute-puissance. Cette assemblée est prête à tout assumer, y compris des lois dans le domaine religieux, au point de se prendre parfois pour un concile œcuménique.

Roi réformateur, ayant accepté la fin de la société d'ordres, les droits de l'homme et à peu près toutes les transformations de la société civile, il aurait pu être le meilleur roi possible pour la Révolution naissante, mais c'est elle finalement qui, par son intransigeance dogmatique, n'a pas voulu de lui.


VI. La mort de Louis XVI (par Henri Beausoleil)

La mort du roi Louis XVI, le 21 janvier 1793, représente un moment clé de la Révolution française. Il est généralement admis que l'événement accéléra considérablement le développement de la violence politique institutionnalisée, dont elle fut comme le tout premier acte, et qu'il sépare nettement ce qu'on a coutume d'appeler la première Révolution, bourgeoise et libérale, de 1789-1791, et la seconde Révolution, populaire et violente, qui est celle de la Terreur. Ce simple constat révèle, en la personne de Louis XVI, une dimension insoupçonnée, comme s'il organisait par sa présence et son absence alternées la grande dramaturgie de la Révolution.

Le régicide révolutionnaire ne se réduit pas à la seule mise à mort d'un homme, mais frappe aussi sa famille, la famille royale, et, à travers eux, un régime, la monarchie de droit: divin, un type de société, la France catholique et royale du XVIIIe siècle, une civilisation, la civilisation chrétienne de style constantinien, et finalement un principe, la royauté sacerdotale du Christ comme pierre d'angle de l'édifice social et religieux de l'Ancien Régime.

Dans la théologie politique chrétienne traditionnelle, datant de l'époque constantinienne, toute souveraineté et toute légitimité politiques viennent de Dieu, et plus précisément de Jésus-Christ, lui-même à la fois roi et prêtre, roi en tant que représentant son peuple auprès du Père, et prêtre en tant que lui offrant son sacrifice parfait, car divin, en réparation des péchés de l'humanité déchue.

En écho à la christologie paulinienne, où le Christ est l'époux et la tête de l'Église, la théologie et le droit faisaient du roi l'époux de la nation, le mari de la République, cette dernière étant traditionnellement symbolisée par une figure féminine. Cette relation sponsale, conçue juridiquement comme un contrat synallagmatique, imposait au roi et à la nation un certain nombre d'obligations. Plus généralement, le rapport entre le roi et ses sujets était conçu sur un modèle familial dont Louis XVI lui-même se réclamait, affirmant que « tout ce que le père doit à ses enfants, le frère à ses frères, l'ami à son ami, le prince le doit à ses sujets» ; ou encore: « Le roi, le berger, le père, c'est une seule et même chose. »

D'une façon générale, le roi de France était la clef de voûte de l'ordre juridique et social tout entier; il se devait d'être aussi, par son sacre, le protecteur de l'Église. Dans ce contexte, le régicide - au sens de la destruction du principe royal - visait à détruire le lien entre le roi et la République, et, donc, entre le Christ - ou l'Église - et la France, et, par conséquent, à détruire toute une civilisation qui s'était peu à peu épanouie en Europe occidentale, voire le christianisme lui-même. C'est évidemment à l'esprit de la Révolution que l'on doit imputer ce régicide.

La proclamation de la République ne se fit pas dans le climat serein et enthousiaste qu'on lui prête généralement, mais avec précipitation et fébrilité, sous le regard des galeries et de la Commune, par des députés élus selon des procédures illégales.

Le roi sera condamné à mort pour « conspiration contre la liberté de la nation ». La reine Marie-Antoinette a été condamné pour une fausse accusation d’inceste contre son fils. Leur fils, Louis XVII, âgé de huit ans, enfermé et abdandonné dans une tour pendant six mois, meurt de tuberculose (régicide par négligence).

Le régicide, en fait, ne s'arrêta pas là, mais prit une tournure délibérément systématique, frappant les monuments et les reliques de la dynastie royale: après un rapport de Barère du 1er août 1793, un décret de la Convention ordonna ainsi la destruction des tombes et des gisants de la nécropole royale de Saint-Denis. La destruction eut lieu du 6 au 8 août 1793, frappant 51 monuments; comme put l'écrire dom Poirier, responsable du lieu, « en trois jours, on a détruit l'ouvrage de douze siècles ». Le 14 août fut opérée la « destruction immédiate des monuments, restes de la féodalité existant encore dans les temples et autres lieux publics ». Du 12 au 25 octobre, ce sont les tombeaux de la nécropole qui furent eux-mêmes détruits.
Les corps des rois et des reines, souvent embaumés et momifiés, furent exhumés pour être mis dans une fosse commune, sous de la chaux vive, après avoir été parfois soumis à de macabres mises en scène.

A mesure que l'ancien monde disparaît, la religion nouvelle, éminemment antichrétienne, apparaît au grand jour, imprimant sa marque sur toutes les sphères de la vie sociale, et notamment, pour prendre un exemple précis, sur le calendrier. La révolution est conçue comme un retour aux origines du paganisme, par-delà le passé chrétien, voire une création nouvelle.

Il serait trop long de rappeler en détail les persécutions anticatholiques qui accompagnèrent l'instauration de ce nouvel ordre « religieux ». Peu après l'instauration de la République, le républicain Fouché, arrivé en Vendée, prit une série de mesures qui furent ensuite adoptées par la Commune de Paris. Le 7 octobre, la sainte Ampoule fut (en partie) brisée à Reims. De nombreuses églises furent pillées, leurs ornements et tableaux brûlés en autodafés ; on conseillait vivement aux prêtres, moines et moniales d'abjurer leurs voeux. À Paris, le mot « saint» était retiré des noms de rue ; des bustes de Marat remplaçaient les statues religieuses. Les habits religieux étaient interdits. Les massacres de Vendée sont également à comprendre dans cette perspective. Pendant ce temps, la nouvelle religion s'installait. Le 10 août 1793, anniversaire de l'assaut des Tuileries, eut lieu le « Festival de la Régénération », ou « Festival de l'Unité et de l'Indivisibilité de la République ». Sur les ruines de la Bastille, David avait représenté Mère Nature: une figure féminine assise, des deux seins de laquelle coulaient deux jets d'eau. Trois mois après, lors du « Festival de la Raison », une actrice d'opéra joua la déesse Raison en plein milieu de la cathédrale Notre-Dame, devenue« Temple de la Raison », avec le bonnet rouge de la liberté sur la tête, un crucifix attaché sous un de ses pieds. Le 7 mai 1794, par le décret du 18 floréal, Robespierre met en place le culte paramaçonnique de l'Être suprême, fondateur de la nouvelle religion civique.

Telles sont par ailleurs d'autres conséquences de la mort de Louis XVI:
-         la faiblesse drastique de l'exécutif en France de 1792 à 1958, ayant beaucoup de difficulté à réinventer sa légitimité;
-         les conséquences désastreuses de cette faiblesse dans la conduite des guerres, notamment dans la prévention de la montée du nazisme et du génocide juif;
-         la perte d'influence internationale progressive de la France, qui peine de plus en plus à jouer son pôle pacificateur anti-hégémonique traditionnel dans les relations internationales;
-         le paradoxal repliement de la France sur elle-même;
-         le poids exagéré de Paris, devenue nouvelle « tête» du pays après la mort du roi;
-         l'évacuation progressive et radicale du spirituel dans la vie collective;
-         la perte du repère masculin, structurateur, dans la psyché collective française, le roi représentant traditionnellement la figure du père;
-         la perte du véritable sens de la liberté;
-         la dépersonnalisation des rapports sociaux ;
-         la survalorisation du conflit comme mode de résolution des problèmes de société;
-         la présence intempestive d'une sorte d'ésotérisme égyptianisant dans certaines constructions propres au nouveau régime (pyramide du Louvre, pyramide de la Tour du Crédit lyonnais à Lyon, etc.) ;
-         le triomphe de la nouvelle religion et la prolifération de l'occultisme et de formes subtiles d'oppression sous couvert paradoxal et hypocrite d'humanisme, d'athéisme, de laïcité et de rationalisme.


VII. Je m’appelais Marie-Antoinette Lorraine d’Autriche (par Jacques-Charles Gaffiot)

La reine Marie-Antoinette a été accusée d’avoir trahi les intérêts de la France, d’avoir cherché à provoquer la guerre civile.

Contrairement à l'idée reçue, la France d'Ancien Régime n'est pas assujettie à l'arbitraire du souverain ni réduite à obéir à l'unique caprice du bon plaisir dont le sens, de nos jours, a été dévoyé. (Étymologiquement, l'expression signifie «bonne décision ». Elle émane du verbe latin placere qui signifie « décider ». Le « bon plaisir» est donc une décision sage prise par le roi, en son conseil. Il n'est pas le produit d'une volonté aussi fantaisiste que contraignante.)

Des dépenses qui, pour être considérables aux yeux des particuliers, ne ruinaient pas l'État, le renvoi de deux ministres dont le premier montrait beaucoup d'incompétence et le sort du second était déjà scellé, une influence inexistante en matière de politique étrangère, tel apparaît le bilan bien maigre de l'action de MarieAntoinette jusqu'au début de la Révolution.


VIII. Passion et calvaire d’un enfant roi de France (par Père Jean-Charles Roux)

L’ordre concernant le sort de Louis XVIII: « Ne pas le tuer. Ne pas l’empoisonner. Mais s’en débarrasser. »


IX. Saint-Just fasciste? (par Frédéric Rouvillois)

Les passerelles entre la Révolution française et les totalitarismes du xxe siècle sautent aux yeux - d'autant plus violemment que le régime soviétique, ses satellites et ses historiens se sont toujours réclamés des grands ancêtres, la Révolution bolchevique se concevant, dans la
continuité du modèle, comme une Révolution française qui aurait échappé à Thermidor, à l'embourgeoisement du Directoire et au coup d'État de Brumaire, une révolution qui se serait glorieusement maintenue sur la ligne de crête établie par l'Incorruptible. il est encore plus curieux de constater que l'autre grand courant totalitaire du siècle, le fascisme, a pu éprouver, quoique sur un mode plus discret, une semblable attirance pour les figures héroïques de la Révolution.

Si Saint-Just« annonce les fascistes », s'il a pu les séduire, c'est parce que extérieurement, il leur ressemble, ou plutôt parce qu'il correspond à ce que la mythologie fasciste décrit comme le type humain idéal.

Fulgurance: né le 25 août 1767, élu à la Convention en septembre 1792, nommé en mai 1793 au Comité de salut public pour établir un nouveau projet de Constitution, chargé, en octobre,
de réorganiser les armées de l'Est, puis, à Paris, d'animer le gouvernement révolutionnaire au côté de Maximilien Robespierre, SaintJust, à vingt-six ans à peine, est tout-puissant, à la fois obéi, craint et admiré. Mais la chute du jeune chef sera aussi rapide que son ascension:
victime d'un retournement d'alliance, il meurt guillotiné le 10 thermidor an II, un mois avant son 27e anniversaire.

Saint-Just: « ce qui constitue une république, c'est la destruction totale de ce qui lui est opposé ». Il développe une logique de l’épuration.

Saint-Just: «Vous avez à punir non seulement les traîtres, mais les indifférents même ; vous avez à punir quiconque est passif dans la République et ne fait rien pour elle: car, depuis que le peuple français a manifesté sa volonté, tout ce qui lui est opposé est hors le souverain; tout ce qui est hors le souverain est ennemi. »

Selon Saint-Just, contrairement à la monarchie qui peut se contenter d'investir la sphère publique sans empiéter sur l'ordre privé, « dans une république, il y a de plus des institutions, soit pour comprimer les moeurs, soit pour arrêter la corruption des lois et des hommes. Un État où ces institutions manquent n'est qu'une république illusoire, et comme chacun y entend par sa liberté l'indépendance de ses passions et de son avarice, l'esprit de conquête et l'égoïsme s'établissent entre les citoyens, et l'idée particulière que chacun se fait de sa liberté, selon son intérêt, produit l'esclavage de tous. »

Pessimisme, vision tragique de la vie, rejet formel des dogmes du progrès et de la raison, anti-individualisme : de toute évidence, Saint-Just n'est pas un moderne ordinaire.

La pensée de Saint-Just est dominée par la figure du héros, l’antithèse du bourgeois. Le héros patriote a le culte de l’énergie, il déteste la mollesse, la paresse, l’indulgence. Dans la République, l’héroïsme n’est pas facultatif, mais de rigueur.

Saint-Just a compris que la haine est un ressort capital pour éveiller un peuple assoupi. Le droit, les formes, les procédures sont des luxes dont il faut savoir se passer en temps de crise.

Saint-Just affirme que, pour remédier à l'anarchie des pouvoirs et des volontés, au désordre politique et législatif, il n'est au fond qu'« un moyen de salut: ce moyen, c'est la concentration du pouvoir, c'est l'unité des mesures du gouvernement, c'est l'énergie attachée aux institutions politiques dont les anciens firent un si utile usage ».

Tout est bon, y compris le recours à la terreur, dont Saint-Just sera l'un des soutiens les plus actifs, ou au mensonge, qu'il pratiquera sans états d'âme: au regard du triomphe de la Révolution, la vérité n'importe pas plus que la justice ou la pitié. Marie Lenéru observe ainsi avec quelle légèreté il présente, dans ses réquisitoires, « les preuves et les pièces dont il s'appuie, généralement fausses ». Jamais personne, s'exclamera Taine, « parlant à la France et à la postérité», n'a « si impudemment menti ».


XI. La persécution antireligieuse (Jean de Viguerie)

Pendant la Révolution, une grande persécution, inattendue, surprenante et d’une extrême cruauté, sévit contre le christianisme. Depuis l’édit de Constantin, c’est la première persécution en Occident contre cette religion.

Victimes: 8000 de prêtres, religieux et religieuses, plusieurs milliers de laïcs. La violence dépasse ces crimes: le serment exigé des prêtres contre leur conscience, la déchristianisation systématique, l’instauration des cultes sacrilèges.

La suppression de l’ordre du clergé et la confiscation de ses biens placent les ministres du culte dans la dépendence entière de l’Etat. Les intérêts de la religion ne seront plus défendus.

Huit mois après le commencement de la Révolution, un décret interdit de prononcer des vœux solennels, supprime les ordres monastiques et jette tous les moines dans la vie du siècle. Une loi nommée « Constitution civile du clergé » veut créer une nouvelle Eglise, dont les évêques et les curés soient choisis par le peuple. Le nouvelle Eglise est une Eglise d’Etat, qui n’a aucune liaison avec Rome. C’est une schisme prévue par la loi.

Plus que toute autre confession religieuse, le catholicisme est vulnérable dans ses ministres. Car le prêtre catholique n'est pas un ministre ordinaire. Il est un autre Christ, et sans lui fait défaut l'acte essentiel du Sacrifice, et sans lui manque le pain du Ciel. Qui donc supprime ce ministre atteint profondément cette religion, exposant ses fidèles au péril de famine et de mort. D'où la persécution des prêtres.

Tout le terrorisme révolutionnaire est dans cette logique: celui qui n'accepte pas la Révolution et le nouveau patriotisme est un être exécrable. Il mérite donc la mort.

Les prêtres sont forcés à se marier. Pendant des mois et des mois, les églises ont été fermées. La plupart ont été dépouillées de leur contenu, certaines ont été transformées en magasins à fourrage, d’autres en poudrières. Beaucoup ont été démolies ou vendues. Plusieurs ont été transformées en temples des cultes de la Raison et de l’Etre suprême.

La déchristianisation du paysage: les cloches sont dépendues, les calvaires abattus, les petites vierges des niches au coin des rues sont mutilées ou jetées à terre. La déchristianisation du temps: l’instauration du calendrier républicain, avec sa semaine de dix jours, ses jours numérotés, ses saints qui sont des légumes ou des instruments agricoles, son « décadi » qui remplace le dimanche, ses quatorze fêtes nationales qui remplacent les fêtes chrétiennes.

En 1799 y a-t-il encore une religion en France? Oui, il y a une religion, mais c'est une religion séculière. C'est la religion de la nation, de la loi, de la liberté, de la nature, de la raison, et  autres abstractions divinisées.

Ce que veulent les hébertistes, premiers auteurs de la déchristianisation de 1793, et ce que veulent les Fructidoriens, c'est abolir toute religion, c'est remplacer le christianisme par l'État et par la nouvelle patrie. Si le « fanatisme» - ils appellent ainsi le catholicisme - est haïssable, c'est parce qu'il est selon, leur langage, « antisocial ». Si les prêtres doivent être proscrits, c'est parce qu'ils sont, dit une circulaire du Directoire du département du Nord, des «êtres farouches, exclusifs, insociables ». Le district de Beaumont-Grenade en Haute-Garonne déclare vouloir poursuivre « la destruction d'une caste si malfaisante et si dangereuse ».

Les premiers chrétiens étaient contraints de rendre un culte au «Génie» de l'empereur. Les chrétiens des temps révolutionnaires sont invités à adorer la loi, sous peine de terribles châtiments.

Combien sont-ils ces martyrs chrétiens? Déjà l'Église a tiré de l'oubli plusieurs d'entre eux, et les a proposés à la vénération des fidèles. 870 ont été reconnus par la Congrégation romaine pour les causes des saints et béatifiés. Parmi eux se trouvent les 16 carmélites de Compiègne, les 13 ursulines de Valenciennes, les 191 martyrs de septembre 1792, assassinés dans les prisons des Carmes, de Saint Firmin et de l'Abbaye, les 19 martyrs de Laval, les 99 martyrs d'Avrillé près d'Angers (dont 84 laïques), et le P. Adrien Toulorge, religieux prémontré âgé de trente-six ans, guillotiné à Coutances le 13 octobre 1793. D'autres causes sont en cours d'examen, dont celle de 110 enfants de moins de sept ans, massacrés aux Lucs-sur-Boulogne en Vendée par la « colonne infernale » du général Cordellier, et celle de 64 prêtres et religieux déportés à Rochefort, et enfermés pendant des mois sur deux navires négriers ancrés en rade et transformés en geôles flottantes. Le martyrologe de la Révolution française est long, riche et divers. Il rappelle celui des premiers temps du christianisme.


XII. La guerre de Vendée. Guerre civile, génocide, mémoricide (par Reynald Secher)

Il s'agit de distinguer trois grandes phases:
- La guerre proprement dite qui va de mars 1793 à décembre de la même année et qui s'achève avec la défaite de Savenay: c'est une guerre civile, atroce certes, mais guerre civile avant tout;
- l'énonciation, la conception, la planification et la réalisation d'un système d'anéantissement et de dépopulation, d'un populicide comme disent les révolutionnaires, de la Vendée et des Vendéens, que nous, contemporains, assimilons à un génocide selon la définition de Nuremberg, qui commence en avril 1793 et se termine avec la chute de Robespierre ;
- la manipulation de la mémoire qui se traduit par un mémoricide.

Après des victoires militaires, les Vendéens perdent l’offensive parce que leurs généraux ne tombent plus d’accord quant aux cibles et divisent l’armée en plusieurs corps indépendants.

L'idée d'exterminer la population vendéenne est pour la première fois énoncée le 4 avril 1793 par certains politiques et officiers supérieurs. La Convention vote la destruction de la Vendée: forêts, bois, futaies doivent être abattus, les bestiaux saisis, l'habitat confisqué, les récoltes coupées. Les rapports politiques et militaires sont d'une précision éloquente; il faut prioritairement éliminer les femmes « sillons reproducteurs » et les enfants « car en passe de devenir de futurs brigands ». Disparaît également le risque des représailles et de la vengeance. On crée même des camps d'extermination qui leur sont réservés comme à Noirmoutier. À Bourgneuf et à Nantes, on organise des noyades spéciales pour les enfants.

Le bilan s'impose: la Vendée militaire, sur une population estimée à 815000 personnes, a perdu au moins 117000 membres dont une grande partie du fait du système de dépopulation dénoncé à l'époque par Gracchus Babeuf, père du communisme, qui parle d'ailleurs de populicide. Qui plus est, au moins 10 300 maisons sur 53 273 recensées dans les seuls départements de la Loire-Inférieure, des Deux-Sèvres et du tiers de la Vendée ont été détruites. Certaines zones, pour diverses raisons, ont été plus touchées que d'autres. C'est ainsi que Bressuire perd 80 % de son habitat; Cholet 40 % de sa population, etc.

Il va falloir attendre la chute de Robespierre pour que l'opinion publique: locale, nationale, internationale prenne conscience de « l'énormité de l'acte » commis en Vendée. À la stupeur générale, suit très vite la colère. Cinq grandes questions sont posées: qui est coupable? Qui est responsable? Comment sanctionner ce crime contre l'humanité? Comment mémoriser ce crime d'État? Comment l'appeler? Cette dernière question est l'objet de longs débats en raison même de la spécificité première de cette politique d'anéantissement et d'extermination. Faute de mot, Gracchus Babeuf va recourir à un néologisme : le populicide.

Bonaparte est le premier agent de la mémoire nationale. Lorsqu'il prend le pouvoir en 1799, l'une de ses premières préoccupations est le rétablissement de la paix en Vendée. Outre l'évidente finalité politique, le général a aussi un réflexe humanitaire. Il est, et le dira à maintes reprises, scandalisé par ce qui a été fait.

Avec le règne de Louis-Philippe commence la révision de l'histoire et le travail de manipulation de la mémoire au nom de l'intérêt supérieur de la nation et des principes « fondateurs » de la Révolution comme l'a si bien expliqué le grand historien du XIXe siècle, Hippolyte Taine, dans l'introduction de son ouvrage, Les Origines de la France contemporaine, paru en 1884: « Ce volume, comme les précédents, dit-il, n'est écrit que pour les amateurs de zoologie morale, pour les naturalistes de l'esprit, pour les chercheurs de vérités, de textes et de preuves, pour eux seulement et non pour le public qui, sur la révolution, a son parti pris, son opinion faite. Cette opinion a commencé à se former en 1825-1830 après la retraite ou la mort des témoins oculaires: eux disparus, on a pu persuader le bon public que les crocodiles étaient des philanthropes, que plusieurs d'entre eux avaient du génie, qu'ils n'ont guère mangé que des coupables et que si parfois ils en ont trop mangé, c'est à leur insu, malgré eux ou par dévouement, sacrifice d'eux-mêmes au bien commun. » L'opération consiste à laver la Révolution de toute souillure, à ôter la tache de sang vendéenne. Comme on est incapable d'expliquer le crime commis, on préfère le nier, le relativiser, le justifier, le banaliser, méthode la plus répandue chez les historiens « négationnistes », méthode: toujours utilisée de nos jours.


XIII. Le vandalisme révolutionnaire (par Alexandre Gady)

La Révolution a été vandale.

La Révolution n'est pas un bloc. Et le vandalisme qui a alors opéré en France ne l'est pas non plus, tant par sa chronologie que par sa nature.

C'est là que gît la clef de lecture du vandalisme révolutionnaire. Plutôt que de la bêtise ou une ruse politique, il faut voir dans cette attitude schizophrénique la contradiction fondamentale de la Révolution: elle n'a cessé d'être fondée sur le règne des théories et de l'abstraction, et d'être aux prises avec les faits et l'incarnation. Il n'était pas possible de détruire toute la France et de la purger de tous ses monuments et oeuvres d'art. Mais il n'était pas non plus possible aux nouveaux maîtres du pays de conserver intact le décor du passé, qui constituait un rappel permanent de l'ancien temps: les fleurs de lys embaumaient toujours la monarchie, les clochers gothiques chantaient partout la louange de Dieu. Alors on opéra par à-coups, sans logique, tantôt avec excès, parfois avec faiblesse, décrétant ou laissant faire. Et après quelques années, le résultat fut un grand bouleversement du paysage monumental des villes, des châteaux et des églises. Immense désastre pour la France, dont Chateaubriand a été l'un des peintres les plus touchants, en même temps qu'immense succès de la Révolution.

Le vandalisme révolutionnaire couvre le territoire entier de la Nation. Pas une église, un château, une ville, en effet, qui ne porte un stigmate de l'événement refondateur.

la vente d'une église ou d'un grand domaine ne pouvait pas être autre chose que sa mort. Soit une mort immédiate, par une destruction qui procurait des matériaux, puis un terrain à lotir: la Révolution fournissait là une riche matière au vandalisme le plus courant, celui de la spéculation J. Ou une mort lente, par la transformation en un usage contraire à sa bonne conservation : combien d'églises devenues salle de spectacle, usine de salpêtre, écuries, voire habitation ... ? Ainsi ont disparu de grandes abbayes (Jumièges, Cluny, Chaalis, OrvaL .. ), de grands châteaux royaux ou princiers (Marly, Meudon, Chantilly, Choisy, Madrid au bois de Boulogne ... ).

L'aspect le plus spectaculaire fut la destruction des effigies royales, pourchassées partout. Des centaines de tableaux, surtout des portraits, furent anéantis. Pire, car il subsiste malgré tout des effigies royales peintes, fut le sort réservé aux statues, équestres ou pédestres, et aux bas-reliefs monumentaux, oeuvres admirables dues aux meilleurs sculpteurs italiens et français qui ornaient les places royales et les édifices publics, tant à Paris qu'en province. Il n'en reste pas une seule sur tout le territoire français, à l'exception d'une statue en pied de Louis XIV, précieuse figure de bronze de Coysevox (musée Carnavalet), qui fut inexplicablement épargnée.

À l'extérieur des édifices, plusieurs milliers de statues, datant de l'époque médiévale, de la Renaissance et de l'âge moderne, furent abattues, brisées, décapitées ... , des bas-reliefs grattés. Très peu de ces mutilations furent le fruit d'une « fureur» populaire, tolérée par les autorités de fait. Il fallut s'organiser, donner des ordres, monter des échafaudages, payer à la tâche, système où l'administration déploya son énergie et laissa en conséquence des archives ...


XIII. Bibliothèques et Révolution française (par Jean Dumaine)

Force est de constater que la constitution de bibliothèques et leur mise à la disposition du public cultivé n'ont nullement été le fait de la Révolution, qui a plutôt joué le rôle d'un frein en ce domaine, dont les conséquences se sont fait sentir jusqu'au milieu du XIXe siècle. Ainsi le décret de 1794 organisant l'existence des bibliothèques publiques ne prit réellement corps qu'après 1830 à l'initiative des municipalités elles-mêmes.

La Révolution a, en peu d'années, mis la main sur un nombre considérable de livres. Elle est à l'origine d'un processus d'appropriation brutal et généralisé, qui s'est déroulé en trois vagues: confiscation des biens du clergé (novembre 1789), séquestre des biens des émigrés (février 1792), saisie des bibliothèques des universités, des académies et sociétés savantes, après leur suppression au cours de l'été 1793.


XIV. Et la Royale fut détruite! (par Tancrède Josseran)

Effectivement, après les déboires de la guerre de Sept Ans (1756-1762), la monarchie française a entrepris un formidable effort de redressement maritime, la « Royale» devient à la veille de 1789 la plus grande marine d'Europe derrière l'Angleterre. Cela en grande partie grâce à l'impulsion donnée par Louis XVI, souverain féru de géographie et d' explorations. Solidement alliée à la maison d'Autriche, à l'Espagne et à Naples par le pacte de famille, le Royaume-Uni étant isolé depuis l'indépendance de l'Amérique, la France n'a plus ses frontières continentales menacées par les invasions. La monarchie est l'arbitre de l'Europe. La France est durant cette décennie pré-révolutionnaire à la croisée des chemins. Elle est alors apte à devenir ce à quoi la géographie la prédestine naturellement, une grande puissance continentale à vocation océanique.

Napoléon, qui dans bien d'autres domaines a pu bénéficier de l'héritage de la France de Louis XVI, ne pourra jamais reconstituer une flotte digne de ce nom.

La France a laissé échapper au profit du Royaume-Uni la possibilité de pouvoir devenir la première puissance maritime, et donc commerciale et industrielle d'Europe. Cette catastrophe est la conséquence directe de la Révolution.

L'enthousiasme, la supériorité numérique ne peuvent sur mer se substituer à un corps d'élite formé de militaires qui sont en premier lieu des techniciens et des scientifiques. On ne manoeuvre pas une escadre comme une colonne de fantassins. Le courage et le sens du sacrifice ne peuvent pallier que jusqu'à une certaine mesure la désorganisation et l'incompétence. La guerre sur mer exige un solide bagage technique, une accoutumance aux éléments, une attention constante au matériel, la discipline des équipages, un encadrement de valeur. En d'autres termes, tout ce qui faisait la force et la renommée de la Marine: royale en 1789.

Désorganisée, découragée, désarticulée, en proie à la subversion, la Marine devait à partir de février 1793 faire face une nouvelle fois à la Royal Navy. Au moment où la France entame la phase décisive de ce que l'on pourrait appeler« la seconde guerre de Cent Ans », la Révolution a brisé le seul instrument qui aurait pu permettre de frapper au coeur l'âme des coalitions antifrançaises. Aussi brillantes soient-elles, les victoires sur le continent de la Révolution puis de l'Empire ne furent jamais que des dérivatifs à l'incapacité stratégique à pouvoir en finir une fois pour toutes avec Albion.


XV. La question du droit révolutionnaire (par Xavier Martin)

Le thème du droit privé sous la Révolution est un thème politique. Il l'est tout d'abord superficiellement, en ce sens que des points majeurs du droit privé sont des enjeux entre factions. Il l'est plus encore fondamentalement, en cet autre sens que son équipement philosophique est rattachable à des principes, il est tributaire de problématiques, qui sont celles des fondements politiques des Lumières.

Deux illusions: l'illusion, d'une part, qu'il sera facile de simplifier le droit; et puis celle, d'autre part, qu'il est profitable politiquement de desserrer les liens de famille.

À tout le moins sans doute l'univers politique, dont fait partie le droit, peut-il être réduit - en tout cas le rêve-t-on - à un principe unique, et un principe unique promu précisément par la littérature du siècle des Lumières: l'intérêt égoïste, un intérêt, du moins, assez sophistiqué pour se faire altruiste en ne songeant qu'à lui ; c'est la clé du social.

Un droit dépouillé ... donc tout simplement une société révolutionnaire dépouillée du droit. Élection des juges; extrême faveur pour l'arbitrage, qui devient la règle, la voie judiciaire étant l'exception; anéantissement de la science du droit; donc fin des juristes, ces parasites du corps social, « cette vermine des États », comme l'auront pu dire alors des avocats. Voilà en vrac l'esprit nouveau. Il est typique des utopies: la société parfaite n'a pas besoin de droit. Et bientôt, logiquement, réduction à néant des facultés de droit, « où l'on n'enseignait que du radotage » : mesure de septembre 1793.

C'est avec entrain que la Révolution desserre les liens sociaux: suppression des corps, des ordres, des communautés de métier, de ce qui reste des lignages - et relâchement des liens dans la famille étroite.

Danton et Robespierre dénoncent identiquement l'effet rétrécissant du cadre familial sur l'esprit des enfants. Les cellules familiales sont en quelque manière des retenues d'affection, comme on dirait d'une retenue d'eau. Elles contrarient donc, dans le corps social, la circulation des influx civiques. Elles sont comme des caillots, qu'il faut fluidifier. La famille est trop dense, trop « ficelée ». Ses noeuds sont donc à desserrer. Ajoutons à tout cela l'abaissement - théorique - du pouvoir marital; et par-dessus tout l'anéantissement du pouvoir des pères.

Quant à la famille, deux questions cruciales: le divorce facile et le dépérissement du pouvoir paternel. Le divorce d'abord. Il est tenu pour un rongeur du lien social. Mais aux freins déjà dits s'en ajoute en l'affaire un troisième: l'image du divorce en tant que symbole antireligieux.

Une inflation législative apparemment inexorable. 15000 lois en cinq ans? Le chiffre court
dans les débuts du Directoire. Il est question de 40 000 quatre ans plus tard. Quoi qu'il en soit, c'est un grand choc. Joseph de Maistre ironisera sur cette étrangeté entièrement nouvelle: des centaines de gens payés à temps plein pour produire des lois.


XVI. Le découpage révolutionnaire du territoire, entre utopie et technocratie (Christophe Boutin)

La passion de l'égalité: non pas l'engouement pour cette égalité « mâle » que décrira Alexis de
Tocqueville, qui pousse l'homme à tenter d'égaler ceux qui lui sont supérieurs, mais cette passion qu'évoque aussi le penseur normand, que nous nommerions égalitarisme, celle qui pousse à tout rabaisser au niveau d'un plus petit dénominateur commun.

On pense que la Révolution, ayant fait disparaître le despotisme, aura rendu inutiles les contre-pouvoirs des libertés locales. Curieusement, personne ne semble alors se méfier du danger que feraient courir aux libertés individuelles une assemblée ou l'administration centrale. Dans une acception très rousseauiste, l'élection est censée garantir l'arrivée au pouvoir - au moins majoritairement - d'individus préoccupés par le seul bien commun, et, faite par les représentants de la nation, la loi ne saurait qu'être profitable à tous.

Il faut donc mettre en place une organisation « régulière, raisonnable, et commode, soit à l'administrateur, soit à toutes les parties du territoire administré », et deux discours sous-tendent ces propos: une volonté de démocratisation, avec des institutions plus lisibles et un pouvoir plus proche, mais aussi, parallèlement, un pouvoir central plus efficace et plus présent localement. C'est ce que résument assez bien les célèbres arguments sur la taille optimale de la circonscription départementale: suffisante pour permettre à tout citoyen de se rendre à son administration centrale, au chef-lieu, en une journée de marche, et à son administrateur de faire l'aller et retour avec ses points les plus éloignés en une journée de cheval.

La part utopique de la régénération n'est donc pas négligeable, qu'elle se traduise par un nouveau calendrier, une nouvelle langue (foin de la politesse et des titres), de nouveaux poids et mesures ou de nouveaux noms. On le sait, le stade ultime du ridicule sera atteint quand la Révolution se radicalisera et que 3 100 communes changeront de nom, les unes pour rappeler un ancêtre illustre, quand Compiègne devient Marat-sur-Oise, Ris-Orangis, Brutus ou Sainte-Maxime Cassius, les autres pour effacer un souvenir contrerévolutionnaire, Versailles  devenant Berceau-de-Ia-Liberté, ou Chantilly Égalité-sur-Nonette, Marseille, coupable de soulèvement, Ville-sans-nom et Lyon, Commune-affranchie, d'autres enfin pour écarter un terme connoté, Bourg-la-Reine devenant Bourg-Égalité et, surtout, Grenoble ... Grelibre !

Quelles furent les conséquences de ces découpages ? La perte d'un sentiment de solidarité, car, sauf exception, le département n'est jamais devenu une sphère d'appartenance. Sondage après sondage, lorsqu'on leur demande leur cadre privilégié d'enracinement, les Français continuent d'évoquer la nation, les régions/provinces et les communes, et bien qu'implantés depuis deux cents ans les départements font toujours figure de structure artificielle. En dépossédant les provinces, ils ont contribué à permettre leur effacement: en résulta la perte du sentiment de continuité historique et des limites aux possibilités d'ériger des contre-pouvoirs locaux. Car si l'échelon départemental n'est pas toujours apparu comme étant le mieux adapté à la mise en oeuvre de la décentralisation, il l'a été dès le début à une déconcentration efficace, renforçant le pouvoir de cet agent de l'État tout-puissant que fut longtemps – et qu'est encore largement -le préfet. Bref, le département a joué son rôle dans le développement d'une unité égalisatrice et a contribué au renforcement du poids de la technocratie. Les bureaux auraient été contents.


XVII. Révolution, météorologie, subsistances (1787-1789) (par Emanuel Le Roy Ladurie)

La récolte de 1788 fut éprouvée par la météo. Les récoltes des trois céréales de base (froment, seigle, méteil - du froment mélangé au seigle), en 1788, sont à l'indice 7 (minimal) ce qui n'était jamais survenu au cours des treize années intermédiaires de 1775 à 1787.


XVIII. L’iconographie contre-révolutionnaire (par Bruno Centorame)

Il faut attendre l'époque thermidorienne pour assister à une large publication de gravures détaillant noyades, fusillades, canonnades et décapitations, telle l' « Histoire générale et impartiale des erreurs, des fautes et des crimes commis pendant la Révolution française ».

Au gré des régimes politiques et de l'évolution du goût artistique, le pathos romantique alterne donc avec les scènes réalistes, le souci du détail précis avec l'exaltation du mythe, religion et
politique étant très souvent associées. Le XIXe siècle, « siècle de l'histoire» et du renouveau catholique, sa conséquence réactive, ne pouvait que trouver dans les drames de la Révolution une source d'inspiration contrastée et éclairante.

XIX. Bonaparte et la Révolution Française (par Jean Tulard)

Pour le courant républicain du XIXe siècle, Napoléon est le liberticide qui mit fin à la Révolution. Pour le courant royaliste, il fut l’adversaire de la monarchie.

Napoléon a longtemps considéré que la nature de son pouvoir pouvait se comparer à une dictature de salut public à la romaine. Il dira: « Lorsque je me suis mis à la tête des affaires, la France se trouvait dans le même état que Rome lorsqu'on déclarait qu'un dictateur était nécessaire pour sauver la République. Tous les peuples les plus puissants de l'Europe s'étaient coalisés contre elle. Pour résister avec succès, il fallait que le chef de l'État pût disposer de toute la force et de toutes les ressources de la nation. »


XX. L’héritage de la Terreur au XIXe siècle (par Marc Crapez)

La terreur s'assortit d'une insouciance sarcastique, laquelle se manifeste également tant dans la mentalité stalinienne ou maoïste que dans la logique bolchevique.

Sous la Révolution française, la terreur fut pratiquée par le jacobinisme, mais elle a pu être revendiquée (et paradoxalement subie) par trois autres factions différentes qu'il convient de soigneusement distinguer: les hébertistes, les Enragés et les babouvistes.

Les hébertistes (autrement appelés Exagérés, Exaltés, Cordeliers ou sans-culottes) tiennent le haut du pavé de septembre 1793 à mars 1794 au sein de la Commune de Paris, du ministère de la Guerre, voire du Comité de sûreté générale. Leurs descendants auront partie liée avec la Commune de 1871.

Les Enragés (Dolivier, Roux, Varlet, Leclerc) sont une faction active de février à septembre 1793. On peut y voir l'amorce d'une sorte d'extrême gauche anarchiste qui fera parler d'elle dans les années 1890, d'une part, par une série d'attentats sanglants comme celui de Vaillant, d'autre part, par des actions crapuleuses résultant d'une corruption de l'anarchisme traditionnel par une phraséologie du droit à la paresse et au vol baptisé « reprise individuelle» ou
« illégalisme ».

À maints égards, les babouvistes, sont les précurseurs des communistes collectivistes qui deviendront un important courant du socialisme français à partir des années 1890. Cela étant, Babeuf s'élève contre le «populicide» infligé aux Vendéens. Et l'on ne peut attribuer aux néo-babouvistes le climat de fureur anticléricale des Trois Glorieuses, qui culmine avec la mise à sac de l'archevêché de Paris en février 1831. Ce vandalisme s'effectue sur le thème de « l'alliance du trône et de l'autel ». Du reste, les néo-babouvistes sont plutôt déistes comme Buonarroti qu'athées avec Théodore Dézamy.

L'ultra-révolutionnaire peut osciller entre la catégorie (jamais négligeable) du physiquement courageux qui s'abstient de profiter de sa position pour menacer la vie de ses ennemis, et inversement celle (trop répandue) du couard qui s'adonne à la délation des suspects.


XXI. Les retombées de la Révolution Française. Un réquisitoire (par Dominique Paoli)

Ernest Renan, în 1868, écrivait: « Avec leur mesquine conception de la famille et de la propriété, ceux qui liquidèrent si tristement la banqueroute de la Révolution dans les dernières années du XVIIIe siècle préparaient un monde de pygmées et de révoltés. Ce n'est jamais impunément qu'on manque de philosophie, de science et de religion. Comment des juristes, quelque habiles qu'on les suppose, comment de médiocres hommes politiques, échappés par leur lâcheté aux massacres de la Terreur, comment des esprits sans haute culture, comme la plupart de ceux qui composaient la tête de la France, en ces dernières années décisives, crurent-ils résolu le problème qu'aucun génie n'a pu résoudre: créer artificiellement et par la réflexion l'atmosphère où une société peut vivre et porter tous ses fruits. »

Parmi les excités de 1848 se trouvent beaucoup d'ouvriers. Cette nouvelle classe sociale connaît un sort peu enviable. Lorsque l'économie est florissante, elle ploie sous un travail très dur, à la cadence forcenée. Lorsque l'économie est en crise, elle est réduite au chômage et à la misère.


XXII. De la Révolution Française à la Révolution d’Octobre (par Stéphane Courtois)

La Révolution française a été pendant plus d'un siècle l'événement fondateur, la référence pour tous ceux qui s'opposaient à une monarchie dite « absolue », et plus encore à une dictature personnelle ou à une autocratie telle qu'en connaissait la Russie tsariste. Elle offrait, en effet, l'exemple d'un cycle politique qui engageait un processus constitutionnaliste, qui proclamait l'abolition des privilèges et établissait les droits de l'homme et du citoyen, puis présidait à l'élection d'une Assemblée constituante, bifurquait vers une République qui tourna bientôt en dictature terroriste d'un clan et enfin d'un homme qui finit par chuter en Thermidor. Ce processus connut même un codicille: en 1795-1796, Gracchus Babeuf et ses amis ont tenté d'articuler la dictature politique révolutionnaire avec une révolution sociale reposant sur l'abolition de la propriété privée et l'instauration de l'égalité « réelle ». Et même si la conjuration des Égaux a fait long feu, elle est devenue, tant pour Marx que pour Lénine, l'événement précurseur du communisme moderne.

En incitant véhémentement, dès septembre 1917, ses camarades à préparer une insurrection et un coup d'État, et en s'emparant, le 7 novembre, du palais d'Hiver - où siègent les ministres du gouvernement provisoire - avec l'appui de la populace, Lénine réédite l'attaque des Tuileries le 10 août 1792, placée pour la première fois sous le signe du drapeau rouge.

En instaurant, le 7 novembre, un double pouvoir - celui, légal, de l'Assemblée constituante en cours d'élection, et celui, qu'il tient seul pour légitime, des activistes révolutionnaires et de la rue -, Lénine plagie les Jacobins et la Commune de Paris de 1792.

En fondant sa légitimité sur une surenchère permanente dans le cadre d'une féroce compétition pour le pouvoir entre révolutionnaires, et en clouant au pilori ses concurrents, Lénine s'inspire de la lutte acharnée entre Jacobins, Girondins, Enragés et Indulgents.

L'historien Guglielmo Ferrero, dans Les Deux Révolutions françaises (1951), dit: « Par esprit révolutionnaire, il faut entendre le désir et l'espoir de s'emparer du pouvoir en dehors de tout principe de légitimité, de s'en emparer par la force et de l'exercer par la terreur. »

L'un des premiers réflexes de Lénine après le 7 novembre 1917 est d'assimiler à la Vendée de 1793 les cosaques du Don qui se sont organisés de manière démocratique et autonome.

En juillet 1918, Lénine fait mettre à mort le tsar, sa famille et ses parents. Et, comme en France, l'assassinat du souverain est un élément majeur du déclenchement de la guerre civile nationale.


XXIII. Les Juifs et la Révolution française (par Michael Bar Zvi)

Comte de Clermont-Tonnerre: « Il faut tout refuser aux juifs comme nation, et accorder tout
aux juifs comme individus. Il faut qu'ils ne fassent dans l'État ni un corps politique ni un ordre; il faut qu'ils soient individuellement citoyens. »

L'abbé Grégoire décrit durement les défauts des juifs: déchéance physique, corruption du sang, pratique de l'usure, haine des autres peuples, etc. Le remède proposé n'est pas un retour à la gloire passée de ce peuple mais son intégration dans la « famille universelle qui doit établir la fraternité entre tous les peuples ». La régénération du juif est sa dissolution dans une totalité abstraite.

Le processus de déchristianisation commencé en France avec la Révolution devient aussi celui de la déjudaïsation progressive, à la seule différence que l'octroi de certains droits dont les juifs avaient été privés depuis des siècles de persécution et de brimades le rend plus acceptable et par là même plus rapide.

La Révolution française n'a pas anéanti la haine des juifs, mais engendre une nouvelle forme de ce fléau, qui prendra à la fin du XIXe siècle le nom d'antisémitisme. Venant aussi bien des milieux de droite que de gauche, cette judéophobie n'était plus centrée sur la culpabilité dans la mort du Christ mais sur la responsabilité du juif dans l'avènement du monde moderne et de ses maux. L'anticapitalisme rejoint la nostalgie de l'univers traditionnel pour dénoncer la manipulation des juifs, méconnaissables aujourd'hui car ayant perdu leurs attributs extérieurs.

C'est au XIXe siècle que l'idée d'extermination du peuple juif est formulée de façon précise. Proudhon l'énonce dans ses Carnets: « Le juif est l'ennemi du genre humain. Il faut renvoyer cette race en Asie ou l'exterminer. » Baudelaire s'en fait aussi l'écho: « Belle conspiration à organiser pour l'extermination de la race juive. »


XXIV. « Liberté, égalité, fraternité » ou l’impossibilité d’être fils (par Fr. Jean-Michel Potin)

Deux cents ans plus tard, le bilan politique de la devise républicaine n'est pas bon: il est faux pour la liberté, catastrophique sur l'égalité et mensonger sur la fraternité. Que s'est-il donc passé? y a-t-il seulement eu retard dans l'application de ce programme, comme le soulignent les républicains qui semblent de bonne foi? ou bien la perversion des valeurs chrétiennes était -elle inhérente à l'anthropologie des révolutionnaires?

Une liberté qui n'est pas donnée par un Père est un mouvement incohérent; une égalité qui
ne reconnaît pas le choix préférentiel d'un amour est mensongère et une fraternité qui s' autoproclame sans référence à une origine commune est fausse, tout simplement.

À partir de la Révolution, nous ne sommes plus les fils de nos pères, nous sommes de-la-même-génération. Nous tentons de nous trouver des raisons d'exister dans le fait d'être nés en même temps. Le temps nous engendre plus que nos pères. La première de ces générations fut la génération romantique, la dernière fut la génération 68 (entre elles, s'alternent deux types de génération, une génération des fondateurs et une génération sacrifiée).

Poser, comme le fait Simone de Beauvoir, la liberté comme source de toute morale, c'est proposer que la vie humaine ressemble à ces vis sans début ni fin qui tournent indéfiniment et dont la vue même provoque le vertige puisque le regard ne peut s'arrêter sur rien, la courbe étant continue mais ne conduisant nulle part.

En décrétant législativement que les hommes naissaient libres par nature et par droit, les révolutionnaires ont fantasmé la nature et attribué au droit ce qu'il ne peut pas faire. Si les hommes naissaient libres, c'est que cela se ferait naturellement et il est donc contradictoire de  le décréter par écrit. Ce qui est écrit est justement ce qui n'est pas naturel et a besoin de cet écrit pour exister. C'est l'un des premiers penseurs contre-révolutionnaires, Joseph de Maistre, qui a tout de suite vu que le problème de la Révolution était le problème de l'écrit.

La grave erreur de la théorie de la liberté républicaine est d'avoir fait croire qu'un régime de libertés publiques (qui ressemble fort à ce programme: « Nous nous occupons de tout, y compris de votre liberté» ) puisse instaurer la liberté.

L'idée selon laquelle un régime de libertés publiques protège la liberté individuelle est un leurre, il ne peut éventuellement que garantir des contrats qui lient les hommes entre eux. Une liberté se conquiert, c'est ce qui fait son essence même. Prétendre protéger la liberté individuelle, c'est l'annihiler.

Le roi n'était pas le garant de la liberté de l'homme (il n'avait pas cette toute-puissance) mais il garantissait les libertés publiques, celles qui permettaient le vivre-ensemble dans une négociation constante entre les sujets.

Qui dit fraternité dit forcément parentalité commune. Il faut bien qu'il y ait origine commune (ou du moins commencement commun) pour qu'il y ait lien fraternel. Or, la République française ayant nié le Père des cieux, ayant guillotiné le père de la nation, devra aller trouver une origine commune ailleurs, quitte à l'inventer. Ce sera une mère, la patrie ou mieux dit la matrie, qui enfante et nourrit ses rejetons. Alors que la nation existait en la personne du père qui lui donnait sa cohérence, la patrie existe en fonction de ses enfants, mère possessive qui les enfante et les étouffe. Eux-mêmes devront être prêts à mourir pour la défendre. Or on ne donne sa vie que par amour et l'on ne peut aimer qu'une personne. Commence alors la personnification de la matrie, son anthropomorphisme: elle prend les traits d'une femme généreuse à qui l'on donne le nom de Marianne, une invasion du sol devient le viol de la mère-patrie qui devra être vengée selon les lois du sang. Mais en fait de vivre, il s'agit plutôt de mourir: la seule fraternité proposée se scelle dans la levée en masse, dans la conscription. Les enfants (« Allons, enfants de la patrie ») n'existent que parce qu'ils partent à la guerre. La fraternité n'est possible qu'en fraternité d'armes.

En effet, toutes ces fraternités particulières (corporations de métiers, compagnonnages, confréries pieuses, fraternités caritatives, ordres religieux ... ) fonctionnaient selon des statuts politiques très précis et rigoureux, ayant fait souvent leurs preuves de réelle démocratie (avec élections comme modus operandi mais qui n'oubliait pas la source principale) durant des siècles. « Avoir voix au chapitre » est une expression du plus élémentaire et du plus efficace fonctionnement démocratique. En diluant les fraternités particulières dans une fraternité universelle, plus personne ne peut « avoir voix au chapitre » car il n'existe pas de « chapitre »
universel. Les seules voix que la fraternité universelle autorise sont celles que l'on compte dans les urnes. Ainsi une voix ne se fait plus entendre, un homme ne parle plus, on compte sa voix. Nous ne sommes plus dans l'acte de parole, nous sommes dans le langage mathématique. À une démocratie basée sur la parole comme acte s'est substituée une démocratie basée sur le comptage des codes (les sondages n'étant que des tentatives désespérées de savoir ce que ces codes veulent dire).


XXV. Fêtera-t-on le tricentenaire de la Révolution? (par Jean Sevillia)

Au cas des Français contemporains, l'opinion dominante reflète la version édulcorée des
faits qui se dégage des manuels scolaires: si la Révolution passe pour le moment qui a vu naître le citoyen doté de droits, la Terreur doit apparaître, dans ce processus historique, comme un épiphénomène.

Conduite au nom du peuple, la Révolution s'est effectuée sans le consentement du peuple, et souvent même contre le peuple.

Or les Européens, non sans sagesse, définissent la Révolution française comme une séquence large, située entre 1789 et 1815. Et qu'en retiennent-ils? Les Britanniques, tous fils de Burke, considèrent que les droits de l'homme n'ont pas été inventés par la Révolution de France, cette agitation sanglante, et ajoutent qu'ils ne regrettent pas d'avoir relégué Napoléon à Sainte-Hélène. Les Allemands et les Autrichiens se souviennent de la France révolutionnaire comme de la « Grande Nation» orgueilleuse qui, au prétexte de leur apporter la libelté, leur a fait la guerre. Les Italiens n'oublient pas la captivité du pape et le pillage organisé de la Péninsule par Bonaparte, et les Espagnols vibrent encore à l'évocation du Dos de Mayo. Est-ce qu'une Europe intégrée, en 2089, incitera les Français à fêter 1789 ?

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